Le 20 avril dernier, deux pages Facebook administrées d’une façon anonyme, ont lancé un appel invitant les consommateurs marocains à boycotter le lait de la Centrale Danone, le carburant et les services offerts par les stations -services de l’entreprise Afriquia, ainsi que l’ eau minérale embouteillée -Sidi Ali- produite et commercialisée par la firme « les Eaux Minérales d’Oulmès ».

Relayé massivement par d’autres pages et accompagné du slogan « nous boycottons », cet appel aurait été lancé sur les réseaux sociaux pour dénoncer la cherté de la vie, la consommation ostentatoire des couches sociales les plus riches, le monopole exercé de fait par certaines entreprises, et par conséquent, pour réclamer une baisse des prix, jugés exorbitants par la majorité des consommateurs.

Opinion publique numérique

Ainsi, après les internautes tunisiens qui ont appelé au boycott de la consommation de la sardine, dont le prix a été jugé très élevé, et les algériens qui ont invité la population à renoncer à l’achat des voitures pour la même raison, des internautes marocains ont eu recours aux réseaux sociaux et au monde virtuel pour forger une opinion publique numérique réfractaire à toute politique commerciale qui ne prend en considération que les intérêts du producteur, dans un pays qui souffre, déjà, des conséquences socio-économiques néfastes d’une forte concentration des richesses dans les mains d’une minorité.

Pour le moment, la campagne de boycott ne vise que trois entreprises des plus importantes au Maroc. Ce qui nous pousse à nous poser des questions sur les raisons qui ont conduit les initiateurs et les instigateurs de cette campagne à ne cibler que ces marques et pas d’autres.  C’est ce que nous essayons de comprendre, en présentant les dénominateurs communs entre les entreprises « incriminées ».

Des marchés oligopolistiques

Ces trois entreprises opèrent dans des marchés oligopolistiques, c’est-à-dire des marchés où un nombre réduit de producteurs (offreurs) ont le privilège de faire face à une multitude de consommateurs (demandeurs). Par conséquent, il s’agit d’une situation de marché imparfait où les offreurs ne sont pas indépendants et où l’on remarque, souvent, une tendance à la concentration que les producteurs opèrent pour bénéficier des économies d’échelle et des gains de productivité. Dans de tels marchés, les règles de la concurrence parfaite et loyale ne sont pas toujours respectées par les producteurs, qui peuvent se permettre d’imposer des prix de vente, sans rapport avec les coûts réels et les marges commerciales tolérables.

Une douzaine d’entreprises, au plus, monopolise la distribution de carburants au Maroc dont Afriquia qui domine le secteur avec un réseau constitué de plus de 500 stations-services. La filière laitière est placée sous la mainmise de seulement 10 producteurs.

La Centrale Danone, filiale de la multinationale française Danone détient 60% du marché, loin devant son concurrent immédiat, la coopérative agricole de Taroudant (COPAG), qui commercialise la marque Jaouda, et qui détient une part de marché de l’ordre de 2,3%.

Le marché des eaux minérales est dominé par l’entreprise « Les Eux Minérales d’Oulmès » qui a pu s’accaparer d’une part de marché se situant aux alentours de 73%. La distribution-production des eaux minérales embouteillées au Maroc est placée sous l’emprise et le contrôle de seulement 7 opérateurs nationaux et quelques importateurs dont Drinks, Bourchanin et Foods and Goods, qui détiennent une part de marché de l’ordre de 1,2%.

Des entreprises familiales fortement soutenues par l’Etat

Le réseau très dense constitué des stations-services de l’entreprise Afriquia, filiale du puissant groupe marocain Akwa, propriété d’Aziz Akhannouch, ministre de l’agriculture, de la pêche maritime, du développement rural et des eaux et forêts, depuis 2007 et président du parti « Rassemblement National des indépendants ( RNI) », un parti qui a pu, pour des raisons inconnues jusqu’à présent, bloquer le processus devant déboucher sur la formation du gouvernement Benkirane (3) bien qu’elle ait été une des formations politiques sévèrement sanctionnées, lors des élections législatives du 7 octobre 2016 . L’eau minérale -Sidi Ali -est l’un des produits commercialisés par la firme « les Eaux Minérales d’Oulmès », une entreprise appartenant au groupe Holmarmaroc, fondé et dirigé par la famille Bensalah. La firme « Les Eaux Minérales d’Oulmès » est gérée et administrée par Miriem Bensalah Chaqroun. Cette dernière qui assure la présidence du patronat marocain (Confédération Générale des Entreprises du Maroc- CGEM), depuis mai 2012, était, il y a quelques mois, une des personnalités les plus médiatisées au Maroc. Miriem Bensalah a pu obtenir deux mandats successifs à la tête de la CGEM sans le moindre effort et sans être obligée de faire face à la moindre concurrence.

A la différence des Eaux minérales d’Oulmès et de l’entreprise « Afriquia » qui sont deux firmes marocaines, la Centrale Danone est une filiale de la multinationale française Danone, spécialisée dans la production et la commercialisation des produits laitiers. En 2013, Danone a pris le contrôle de l’entreprise marocaine « la Centrale Laitière » en procédant à l’achat d’un bloc d’actions de 37,8% du Capital auprès de la Société Nationale d’Investissement     ( SNI), le fonds d’investissement de la famille royale marocaine qui changea de nom en mars 2018, pour devenir « Al MADA Group ». Evidemment, dans un pays comme le Maroc, acquérir une firme qui faisait partie du holding royal ne permet pas seulement à son nouveau propriétaire de s’approprier une part dominante du marché, mais surtout d’hériter des relations privilégiées avec des milliers de petits exploitants, et d’autres avantages. Il faut souligner que la filière laitière bénéficie d’un fort soutien de l’Etat, qui a cherché à réaliser son objectif stratégique qui lui a permis d’atteindre presque l’autosuffisance nationale en la matière.

Le mariage désastreux entre la politique et les affaires économiques

Aziz Akhannouch n’a pu asseoir sa domination sur des secteurs économiques et faire croitre rapidement ses affaires qu’à la faveur des fortes relations, qu’il a pu nouer  avec les hauts responsables politiques dominants, à partir des premières années de la seconde moitié de la décennie 90 du siècle dernier. Après la mort de Feu Hassan II, il a tissé des relations encore plus étroites et plus fructueuses avec les nouveaux hauts dirigeants politiques.

Ces relations l’ont amené à ne pas rester dans l’ombre tout en continuant de cueillir les fruits que procure sa forte proximité avec le centre du pouvoir au Maroc, mais à mettre la main à la pâte en se lançant dans les méandres et les zones marécageuses du champ politique.

Ainsi, après avoir été élu membre du conseil municipal de Tafraout, une petite ville située dans les montagnes de l’Anti-Atlas marocain où il a vu le jour en 1961, Akhannouch a été élu président du conseil régional de Souss Massa-Draa ( 2003-2007), avant d’être nommé ministre de l’Agriculture en 2007(poste qu’il détient jusqu’à présent),puis ministre de l’Economie et des Finances par intérim, durant une période éphémère (août 2013-octobre 2013). En analysant cette « carrière politique fulgurante », il est aisé de remarquer qu’Aziz Akhannouch a choisi  une région où il a de grands intérêts, un secteur stratégique dominé par les grands exploitants agricoles très influents en matière politique et une mission gouvernementale de courte durée où il y aurait apparemment un conflit d’intérêts, net est flagrant.

Entrer en politique, c’est accepter d’opérer dans un monde irrationnel marqué par la recherche permanente et incessante des opportunités à saisir au moment opportun et de nouveaux privilèges convoités, aussi bien, par ses amis et alliés que par ses adversaires politiques.

C’est pourquoi, et comme si ces postes ne suffisaient pas pour imposer et faire prévaloir les objectifs à long terme de la classe hégémonique sévissant au Maroc, Akhannouch a été propulsé à la tête du RNI, un parti représentant les intérêts de la haute sphère de la bourgeoisie nationale et surtout ceux de sa couche formée par la bourgeoisie comprador. Leurré par des succès politiques artificiels et de façade, le RNI ambitionna même, et à une certaine période, de déloger le PJD, une mission que le PAM n’a pu assumer convenablement, malgré la concurrence presque déloyale et le soutien de certains milieux influents.

Pour étendre la sphère de son hégémonie, le RNI a ciblé la présidence de la CGEM en décidant de présenter la candidature de Salaheddine Mezouar, ex ministre à plusieurs reprises et ex président du RNI. L’objectif est d’arriver à dominer l’économie après avoir cherché à attaquer les règles de la démocratie et altérer le jeu politique : les ministères les plus importants du gouvernement de Saâd Dine El Otmani- secrétaire général du PJD- parti islamiste, vainqueur des élections législatives d’octobre 2016, ont été attribués au RNI qui s’est classé loin derrière le PJD, le PAM et le Parti de l’Istiqlal , lors de ces élections. Malgré son mauvais score lors des élections d’octobre 2016, le RNI a pu s’adjuger le droit de mettre sous son contrôle presque tous les secteurs clés du gouvernement à savoir : l’agriculture, la justice, l’économie, les finances, l’industrie, l’investissement, le commerce, et la jeunesse et sports..

Miriem Bensalah, dont la richesse ne cesse de croitre à un rythme incroyable, a entamé sa carrière politique de haut niveau en s’offrant la présidence de la CGEM, en 2012.

Mme Bensalah, qui a pu cumuler deux mandats successifs, sans grande surprise et sans être gênée ou perturbée par une quelconque concurrence sérieuse, car tous les membres de la CGEM ont compris l’enjeu et les règles du jeu, s’est attribuée le privilège de pouvoir jouer le rôle de fer de lance de la politique africaine du Maroc, menée par le Roi Mohammed VI.

Ainsi, Mme Bensalah a été invitée à rejoindre toutes les délégations accompagnant le Roi lors de ses importants voyages officiels en Afrique. Fortement  médiatisée, elle a été vivement encouragée à placer ses ambitions à un niveau encore plus haut. Certaines rumeurs ont même circulé, il y a quelques mois, sur son intention de briguer un important poste ministériel.

En tant que présidente de la CGEM, Mme Bensalah avait pour mission principale et prioritaire de consolider et fortifier le Mur d’Argent, représenté au gouvernement par Mohamed Boussaid, ministre de l’Economie et des Finances, et qui a pour objectif de s’opposer à toute orientation du gouvernement qui pourrait nuire aux intérêts économiques, aux gains fiscaux et aux multiples et divers privilèges des hommes d’affaires et des entrepreneurs marocains, les plus riches et partant les influents.

La Centrale Danone , et à l’instar de son ancêtre « Centrale Laitière » fait tout pour donner l’impression que son projet était et restera toujours un projet purement économique, entièrement déconnecté de la politique. Mais, les consommateurs dont le dernier souci est de comprendre la structure et les facteurs qui déterminent les prix à l’échelle microéconomique, estiment à juste titre ou à tort, que la Centrale Danone fixe ses prix de vente en partant des coûts de production et d’autres dépenses mais surtout de la marge commerciale qu’elle peut fixer presque librement sans se soucier d’une réaction de l’Etat, vu son statut d’ex Centrale Laitière, et sans prendre en considération le maigre pouvoir d’achat et la précarité dont souffre la majorité écrasante de ses clients.

Une contestation qui change son fusil d’épaule

Pour toutes ces raisons et autres, dont notamment les privilèges et l’économie de rente dont bénéficient certaines entreprises, des internautes ont préféré mettre à profit les réseaux sociaux pour fustiger le comportement de ces entreprises. Ils estiment, et à juste d’ailleurs, que le recours aux places publiques pour dénoncer des comportements nuisibles ne pourrait conduire qu’à des arrestations massives et arbitraires, ainsi qu’à des procès inéquitables, comme c’est le cas depuis 2007.

C’est pourquoi, les initiateurs de cette campagne ont opté pour la Toile, pour mobiliser la foule et amorcer une protestation populaire contre la pauvreté, l’économie de la rente, l’enrichissement rapide des uns et l’appauvrissement de la majorité de la population, et surtout le mariage dangereux entre la politique et les affaires. Sous estimée au début, cette grogne populaire aurait eu certains impacts négatifs sur le chiffre d’affaires des sociétés en question et la valeur de leurs actions en bourse.

Outre les pertes financières sur les marques commerciales ciblées, cette campagne risque fortement d’avoir des effets négatifs sur le RNI et surtout sur l’avenir politique de son président et un de ses membres Mohamed Boussaid, ministre de l’Economie et des Finances, qui a osé qualifier « d’écervelés » , ceux qui ont choisi d’adhérer et de soutenir cette campagne de boycott et ce, au Parlement, devant les représentants du peuple.

Pour sa part, le directeur des achats de la Centrale Danone, Adil Benkirane, a dépassé toutes limites tolérables en se permettant de qualifier les boycotteurs « de traitres de la nation ». Qualifier gratuitement des citoyens de traitres, alors qu’aucune loi ne leur ôte le droit de boycotter la consommation d’un ou de plusieurs produits, n’est pas une chose facile, c’est un travers et une bévue fort regrettables. Pour le cas d’Adil Benkirane, cette sortie a une seule signification : Les responsables de la Centrale Danone se croient être au dessus de toute loi, et c’est l’une des raisons qui ont placé cette entreprise parmi la liste des firmes boycottées.

Campagne de boycott populaire ou guéguerre par procuration ?

Pour le moment, on ne sait rien sur l’identité et les objectifs réels des initiateurs et des instigateurs de cette campagne populaire. On ne sait pas exactement s’il s’agit d’une campagne déclenchée spontanément pour afficher un ras-le-bol d’une bonne partie d’un peuple dont le niveau de vie dépend de l’attitude, du comportement et de la rationalité économique « irrationnelle » des opérateurs économiques, ou il s’agit d’une opération déclenchée et instrumentalisée pour un règlement de compte entre des acteurs politiques qui se livrent une guerre, par procuration, pour un positionnement sur l’échiquier politique national. Enfin, on ne dispose, pour l’instant, d’aucune donnée fiable et crédible sur le nombre des boycotteurs, et l’ampleur de l’impact réel sur les résultats financiers des entreprises visées.

Dans une telle situation où nous ignorons le plus important, le célèbre humoriste français Coluche nous recommande de « fermer la gueule » : « …..Quand un mec, sur une information, il ne connait pas plus que ça, il n’a qu’à fermer sa gueule …

Ce n’est pas le moment de se taire

Dans ce cas de figure et tout en reconnaissant la pertinence de la phrase de Coluche( 1944-1986), nous avons décidé de ne pas « fermer la gueule », car il s’agit d’une situation grave qui risque de déboucher sur une fracture sociale, susceptible d’ instaure une ligne de démarcation entre le peuple et son élite politique et économique, une fracture dont les conséquences seront très lourdes et à craindre fortement, car la réussite d’un pays et son rayonnement dépendent, avant tout, de la solidarité effective et agissante entre tous les citoyens, de la cohésion sociale et du leadership d’une élite, qui doit être à l’écoute de toutes les classes sociales et surtout de la couche la plus défavorisée qui sera amenée, dorénavant, à formuler ses requêtes et doléances en recourant aux réseaux sociaux, qui ont tendance à devenir le véritable baromètre de la situation socio-économique des pays.

Par Ahmed Saber pour Maghreb Canada Express, pages 6 et 7, Vol. XVI, N° 05, Mai 2018

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