A l’image du roman d’Elia Kazan « America, America », « Le fils du pauvre » de Mouloud Feraoun, et « Le pain nu» de Mohamed Choukri, El Fouladi plonge dans son passé comme on plonge dans un océan, et guidé par sa mémoire, il nous parle à haute voix et nous raconte non pas son histoire mais ses histoires, avec en exergue la ville de Boujniba. Cette dernière était célèbre dans les années vingt par ses galeries du minerai Phosphate.

Certaines femmes appelaient ce village minier Lalla Fatna Bent Ahmed, compte-tenu de la légende, voulant qu’il y eût une très belle fille nommée Lalla Fatna Bent Ahmed qui ramenait l’eau dans une jarre du puits alors qu’elle fut assaillie par des jeunes qui voulaient abuser d’elle. Elle jeta la jarre et courut se réfugier dans une grotte avoisinante. Les jeunes entrèrent à leur tour à la grande grotte, mais à leur grande stupéfaction, ils ne trouvèrent personne ! Depuis lors, Lalla Fatna Bent Ahmed est portée disparue !

La grotte existe toujours et les femmes y mangent le couscous certains vendredis.

L’auteur avait grandi dans ce village, devenu depuis une ville, dans des conditions difficiles : une mère d’origine berbère aimante et un père dur, dogmatique et têtu. Ce père imprévisible, frustré et autoritaire, incapable d’extérioriser son amour paternel envers son fils, compliqua la vie de cet enfant fragile et innocent. Heureusement, il y avait l’amour de la mère qui l’aida à faire face au monde adulte.

Quand, des années plus tard l’enfant, devenu adulte, reçut ce fameux coup de fil chez lui à Montréal, lui annonçant que ce père tellement craint, n’est plus, alors son monde s’effondra. La vie va devenir banale voire monotone en l’absence de celui qui en fut le catalyseur et qui sans le vouloir poussa ce fils à se surpasser !

On peut lire dans la page 9 du livre : « Rien dans ce décor serein, rien dans l’écho lointain des rires des enfants, ni dans tous ces bruits rassurants qui montent de la ville, rien, non plus, dans mon attitude ne trahit cette tempête qui est en train de me ravager le cœur depuis à peine une demi-heure (…) Si ce n’étaient ces maudites larmes silencieuses dont je n’arrivais plus à arrêter le flot ! »

‘’De ce qui perdure de perte pure à ce qui ne parie que du père au pire’’  disait Lacan.

Eh bien c’est l’histoire du narrateur

Comment cohabiter avec un père difficile quand on a perdu sa mère, et comment supporter la vie quand on a perdu son altérité ? Désormais, on est face à soi-même, seul avec le néant. On peut lire page 12 : « Depuis, injustice signifie pour moi ce supplice infligé à un enfant de quatre ou cinq ans dont la mort vient de ravager le jardin de ses beaux rêves pour le condamner à vivre solitaire le restant de ses jours ! Or un proverbe bien de chez nous dit : Si tu perds ton père, ton oreiller devient le bras de ta mère. Mais quand tu perds ta mère, ton oreiller devient une pierre. Allusion au traitement que subit un orphelin de la part de sa belle-mère ? »

Un vrai dilemme, mais l’enfant est intelligent et curieux de nature, il se pose beaucoup de questions, et possède un esprit cartésien et pragmatique ; ce qui va l’aider à s’en sortir à chaque fois, la tête haute dans tous ses combats.

Page 13 : « Antoine de Saint-Exupéry avait écrit que les embuscades n’ont plus le même goût quand on perd un bon ennemi. Et j’avais longtemps considéré mon père comme un (bon) ennemi. ». Ce père, cet adversaire, voit dans son fils le remède pour toutes ses frustrations. Car l’enfant a réussi dans ses études et a réalisé ses rêves les plus fous. Il voit dans son fils ce qu’il aurait voulu être, et ce fils méprisé jadis, ce fils qu’il traitait de vaurien, lui rend maintenant une autre monnaie de sa pièce.

Le père sous-estime cet enfant qui a réussi l’impossible, grâce à l’amour qu’il portait à sa mère. Un amour qui l’a conduit à braver l’adversité et à être parmi les meilleurs. Il a réalisé les rêves de sa mère qui n’est plus hélas là pour savourer sa réussite. Mais qu’importe !

Ce livre est poignant, et poétique. Il y a des passages qui déchirent le cœur. On peut lire ainsi dans la page 72, juste avant que l’auteur nous apprenne la mort de la mère : « Et du coup, je fus très inquiet. Mais ma mère m’avait dit que j’irai à l’école, que je serai grand, important et que je l’amènerai avec moi et qu’elle vivra très heureuse ! Donc tant que je ne suis pas allé à l’école, devenu grand… elle n’a aucune raison de mourir !» ou ce passage page 60 : « Brave maman ! Permets-moi maintenant de saluer ton courage et de compatir à toute ta souffrance ; permets-moi d’admirer ta façon de conquérir ta liberté malgré les barreaux de la cage : tu m’as appris ce jour-là que n’était solitaire que celui qui ne sait pas rêver et n’était prisonnier que celui qui a les pieds bien ancrés sur terre ! »

Le père avait essayé maintes fois de voler son enfance à son fils ; ce vaurien, contre qui il échouait à chaque fois. D’ailleurs, il (le père) avait collectionné quelques échecs cuisants et se reprochait, à tort ou à raison, la mort de certains êtres proches. Page 128 : « Enfant, il fut élevé durement pour devenir un homme. Adulte, il chercha à faire de l’enfant, que j’étais, un homme avant même que je ne consommasse mon enfance ; encore moins mon adolescence ! C’est dans l’ordre des choses : L’amour et l’affection, il faut en avoir pour ses enfants ; mais bien cachés au fin fond de son cœur. Dans l’enfer de l’éducation, point de place pour l’étalage des sentiments »

Ce livre est un texte qu’on peut lire à des amis à haute voix. L’écriture de l’auteur me fait penser à celle de Flaubert qui aimait lire ses romans à haute voix à ses amis, dans un endroit qu’il nommait « le gueuloir ».  El Fouladi, qui voue une passion pour la poésie, a une prose pleine de subtilités. Chaque phrase est patiemment construite, articulée pour faire passer un message clair et riche de sens sans trébucher sur des mots qui briseraient le rythme de la phrase et du récit.

Cet enfant candide et intelligent, ne conçoit pas ce qu’il rêve de faire, il le réalise. Page 109 : « Ah cette neige ! Si lointaine et si mystérieuse ! La foulerais-je un jour des pieds ? Qui sait ? Le rêve pourrait devenir réalité ! ». Il n’y a que deux conduites avec la vie : Ou on la rêve, ou on l’accomplit. Et en effet, le rêve devint réalité, car l’enfant devenu adulte s’installera à Montréal où il foulera à sa guise cette neige tant rêvée jadis.

Quand on lit ce livre, on voit des images, qui donnent l’impulsion à travers le texte, à travers la parole : Les mots et les images cohabitent, et les pensées et les paroles sont en harmonie. Les images ne sont pas fabriquées dans l’effort. Elles se contentent d’apparaître au fur et à mesure qu’on découvre le texte,

Au-delà du texte, il y a aussi ce parcours exceptionnel de l’enfant, qui naît dans un village où il n’a aucune chance de réussir. Un parcours hors norme, que seuls des êtres déterminés peuvent accomplir.

Mustapha Bouhaddar, Écrivain et chroniqueur.

La nouvelle édition du livre sera disponible dès la fin juillet 2018

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