Par Mohamed Talbi, philosophe tunisien
* Une belle réflexion sur l'histoire de
la Pax Romana et la Pax Americana. En bon connaisseur de l'histoire cet
humaniste nous livre cette belle page qui met les choses au
clair
Bagdad, que Washington se prépare à
détruire, n'est plus, pour nous, qu'une ville symbole, sans menace pour
personne. Tout comme l'était devenue Carthage lorsqu'elle fut détruite
par Rome.
Totalement désarmée, Carthage ne
constituait plus la moindre menace pour Rome. Bagdad, elle aussi
désarmée, sérieusement parlant, a-t-elle jamais constitué une menace
pour Washington ? Mais tout comme il fallait pour Rome détruire
Carthage, il faut pour Washington détruire Bagdad, pour les mêmes
raisons, selon le même scénario, avec le même cynisme, la même
arrogance et une similitude presque parfaite dans le moindre détail du
déroulement des événements.
Jugeons-en : la destruction de Carthage,
opérée en deux temps, fut confiée par le Sénat romain à deux
Scipion : le second, fils adoptif du premier, acheva le boulot commencé
par son père.
La destruction de Bagdad, fut aussi, en un premier temps,
confiée par le Sénat américain à Bush le père. Le second Bush, fils
légitime du premier, se prépare lui aussi à achever le
boulot commencé par son père.
Suivons maintenant le déroulement des
événements pour en marquer les similitudes.
En 202 av. J.-C., par sa victoire à
Zama, Scipion le Père, dit l'Africain, qui s'était assuré le concours
des princes numides locaux (Ayons ici une pieuse pensée pour nos
princes arabes aujourd'hui, et célébrons pour eux la Prière de
l'Absent!) a mis fin à la puissance militaire de
Carthage qui fut totalement désarmée: elle livra tous ses blindés,
pardon, tous ses éléphants; de sa puissante flotte, elle ne garda
qu'une dizaine de navires, et dut s'engager à payer une indemnité de
10.000 talents (il n'y avait pas encore de pétrole à partager),
échelonnés sur 50 ans.
En 153 av. J.-C., Rome dépêcha à
Carthage une Commission d'Enquête dont la présidence fut confiée à
Caton. Il n'y avait encore ni Blix, ni Wasp ni Conseil de Sécurité.
Mais comme Washington, Rome tenait à la
légalité. L'Occident, en effet, a nous dit-on, des principes, des
principes et des valeurs à faire respecter et à défendre au besoin
par le recours à la force mise au service de la paix, ce que Carthage
n'avait évidemment pas.
Caton constata donc que Carthage était
redevenue une menace pour la paix. Il en fournit la preuve.
Comment ?
Il n'était pas un Blix. Il était
plutôt un Colin Powell. On peut l'imaginer, Plantu idant, le visage
courroucé et les sourcils froncés. Proprement scandaleux! Carthage
n'avait pas respecté les conditions qui lui avaient été dictées par
le Sénat romain, juste réplique (admirable permanence!) du Sénat
américain et du Conseil de Sécurité réunis.
Des preuves, il en trouva et il en
apporta. Devant le Sénat ahuri il les montra : une figue toute
fraîche, signe indubitablement menaçant pour la paix, et preuve
accablante du non respect des conditions imposées par la vénérable
institution romaine. Devant le Sénat dûment convaincu il termina son
rapport d'enquête par le fameux Delenda est Karthago (Carthage doit
être détruite).
Ce jour un dogme, pensé et non dit, de
tous les potentats en pleine puissance est né : le redressement des
autres est toujours en lui-même une menace potentielle qui exige et
justifie une guerre préventive.
Washington en est convaincu. De là
découle sa logique de super et unique puissance présente, dont Rome
avait donné, dans le passé, un si probant exemple qui permit à la Pax
Romana de régner durant des siècles ? A coup sûr la Pax Americana y
trouve inspiration et justification.
Carthage se raccrocha cependant à la
paix, non pas avec la force, mais avec l'illusion du désespoir. Elle
dépêcha à Rome un émissaire du nom de Banno. Polybe (v.200 - v.
J.-C.) lui prête ce discours :
"Il n'est plus temps de discuter la
question de droit. A cette heure les Carthaginois ne s'adressent plus
qu'à la pitié des Romains. Ils n'en sont pas indignes. Pendant de
longues années ils avaient observé le traité de Scipion et ils
viennent de se soumettre à tout ce qu'on avait exigé d'eux."
Devant ce discours pathétique, le Sénat
resta de marbre. La figue toute fraîche était une preuve si flagrante
de la mauvaise volonté de Carthage qu'il ne restait plus qu'une option
: la guerre!
C'est ce qu'espérait Colin Powell en
présentant, le 5 Février au Conseil de Sécurité, des preuves non
moins accablantes de la duplicité de Bagdad. Il n'eut pas le même
succès. Mais faisons-lui confiance, la guerre, il la fera.
Charles André Julien écrit : "
Trois ans durant (149ˆ 146, comme une bête forcée, Carthage fit tête
aux chasseurs, avec une vigueur que le Sénat n'avait pas prévu dans
son plan." Même les femmes sacrifièrent leurs cheveux pour en
tresser des cordes pour les catapultes. Alors Rome trouva son Bush le
Fils. Ce fut Scipion Emilien, fils adoptif de Scipion l'Africain : il
acheva le boulot du Père. L'histoire a quelquefois de bien intrigantes
similitudes ! Des permanences peut-être ?
La population fut exterminée jusqu‚au
dernier. La ville fut livrée aux flammes 10 jours durant. Sophonisbe,
femme du chef carthaginois Hasdru bal qui s'était rendu, pour échapper
à l'humiliation, parée de tous ses bijoux, se jeta dans les flammes.
Le sol de la ville, labouré et semé de sel, fut déclaré maudit.
Les princes numides disparurent et les
dieux de Rome remplacèrent ceux de Carthage. Un très beau djihad,
comme les Musulmans n'en ont jamais fait.
Bush, Berlusconi et la Fallaci
peuvent vanter la supériorité des Valeurs Occidentales. Pour que ces
valeurs triomphent : Delenda est Bagdado. Or, Bagdad, la ville des Mille
et Une Nuits, nourrit notre imaginaire et alimente notre fierté. C'est
à cela que Bush en veut.
Car comme menace, elle est encore moins
que la figue de Caton. Elle est le symbole de notre apport à la culture
et à la civilisation universelles. Même si elle n'a plus rien de sa
splendeur passée, Symbole, elle reste. Son souverain le plus
prestigieux, Al-Rachid (786-809), est dans toutes les mémoires. Il est
notre Charlemagne, avec lequel il était d'ailleurs en contact. La
détruire, c'est s'en prendre sciemment à un symbole, nous avilir, et
dénote la volonté préméditée et consciente de briser le ressort de
notre relèvement et de notre dignité. " 1700%, c'est le taux
d'accroissement des actes anti-arabes et anti-musulmans aux États-Unis
en 2001, par rapport à 2000, selon Human Right Watch ."
Le site de la capitale des Abbassides,
fondée par Al-Mansour, plonge ses racines dans les couches les plus
profondes de la civilisation et de la culture humaine. Bagdadu figure
dans un document de l'an 1.800 av. J.-C., document qui remonte à
l'époque d'Hammourabi."Les architectes dressèrent les plans de la
nouvelle capitale dès 758. Mais la construction ne commença qu'en 762.
Al-Mansour donna à Bagdad le nom de Ville de la Paix (Madînat
al-Salâm). Tel fut son nom officiel, que l'on retrouve sur les monnaies
et dans les documents administratifs."
Au cour de la nouvelle capitale se
trouvait la cité impériale, la "Ville Ronde" d'un diamètre
de 2352 m., traversée par deux axes perpendiculaires, avec une porte
monumentale de marbre et de dorures: Bâb al-Dhahab. Mais " la
gloire de la Ville Ronde était le dôme vert, de 48,36 m. de haut, qui
dominait le palais avec un cavalier au sommet. Il s'écroula en 941 par
une nuit de tempête ." Tous nos poètes, dont les poèmes sont
gravés dans nos mémoires, avaient exalté sa beauté, avec ses
splendides palais ornés de somptueuses décorations sur les portes, ses
maisons bourgeoises d'un luxe inouï et toutes pourvues de bains, ses
milliers de mosquées et de bains publics ˆ 1500 recensés en 993 ˆ
deux institutions inséparables par les exigences du culte, ses
merveilleux jardins qui les faisaient rêver, et sa verte campagne : ils
la qualifiaient de " paradis terrestre."
A son apogée, sa population cosmopolite,
où se mêlaient tous les immigrés de la terre, comptait 1.500.000
âmes. On y parlait toutes les langues, et on y coudoyait toutes les
ethnies et toutes les confessions. Benjamin de Tudèle, qui visita la
ville en 1171, y trouva 40.000 juifs qui possédaient 10 écoles. Mais
Bagdad, qui donna à l'humanité l'un des meilleurs exemples de ce que
peut produire la liberté intellectuelle et le métissage culturel, fut
surtout un prodigieux creuset de civilisation. Il va de soi qu'on ne
peut tout citer. L. Leclerc écrit : " Le IXe siècle ne
s'écoulera pas que les Arabes n'aient en leur possession toute la
science de la Grèce, ne comptent parmi eux des savants de premier
ordre, et ne montrent dès lors, pour la culture des sciences exactes,
une aptitude que n'eurent pas leurs initiateurs, désormais dépassés .
"Et Marc Bergé note : " Les Arabes, par un travail de
recherche persévérant et critique, allaient faire gagner quelques
siècles au renouveau futur de l'Occident chrétien, et c'est à la
splendide ville de Bagdad qu'échut l'honneur d'être le premier creuset
d'une science renouvelée ."
Frapper Bagdad c'est frapper notre
honneur et notre culture.C'est aussi la poursuite de la politique du
cynisme, de l'arrogance et de l'hégémonie. Bush l'Oriental le Père,
c'est Scipion l'Africain le Père; nos princes arabes furent pour lui ce
qu'étaient les princes numides pour son devancier; la Commission Blix
est la réplique, ou presque, de la Commission Caton; le pétrole, c'est
la figue; Bush le Fils, c'est Scipion Emilien, aussi le Fils, avec
mission, dans les deux cas, d'achever le boulot commencé par le père.
Même visée à plus de deux millénaires de distance : Delenda est
Karthago/Delenda est Bagdad. Même discours et même but : Pax Romana/Pax
Americana. Comment ne pas saisir la continuité dans le projet, et la
similitude dans les procédés ?
Votre calcul cynique, Monsieur Bush, part
du postulat que l'histoire se répète toujours à l'identique pour
celui qui a la force de l'infléchir. Parole d'historien, pas si sûr!
N'ouvrez pas si vite la boîte de Pandore. Il peut en sortir des
surprises pas forcément agréables pour vous. Je ne vous parle pas
morale. Pour vous, sornette pour les autres, pour la galerie, et, au
besoin, pour une bonne conscience achetée au Bon Marché. Mais pensez
à un Viêt-Nam, pas nécessairement même mouture, un Viêt-Nam à une
échelle plus grande, non géographiquement discernable et saisissable,
une guerre de cent ans et plus s'il en faut et jusqu'à ce que justice
soit faite. Réfléchissez-y! Croyez-moi. En histoire on ne sait jamais
pour qui sonne le glas. C'est le seul argument qui pourrait peut-être
vous convaincre. La Corée du Nord est votre meilleure élève. Elle
sait vous parler, pas dans le langage de Banno et des bébés irakiens
auquel vous êtes insensible, et soyez sûr, elle fera école, sans
votre bénédiction, et par vos erreurs.
1- Actualité des Religions, n° 45,
Janvier 2003, p.37.
2- Marc Bergé, Les Arabes , éd. Lidis,
Paris, 1978, p. 98.
4- Encyclopédie de l‚Islam, I, 922.
Histoire de la médecine arabe, Paris, 1876, I, 92.
5- Op. cit. 323-324.